Bulletin 2016 Histoire - Récits - Mémoire

L’héritage de Pierre Garcie dit Ferrande

Les invités étaient tous partis. La mère s’était retirée dans la chambre du haut, prenant le temps de graver dans sa mémoire le tableau que formaient les deux hommes, assis à la table, tête penchée, aussi taciturnes l’un que l’autre.

Allégorie de Pierre Garcie par Ion Olteanu - 1992 © Photo CRHIP

Allégorie de Pierre Garcie par Ion Olteanu – 1992 © Photo CRHIP

Des bruits infimes bruissaient à la limite de cette intimité d’homme. Une pluie d’été faisait luire le pavé de la Grande Rue à la clarté du jour finissant de ce 2 août 1463. Des claquements pressés de sabots s’éloignaient. La chandelle faisait danser des ombres chancelantes sur le mur. C’est alors que Jean Garcie s’était levé pour rabattre les volets intérieurs contre l’étroite fenêtre de la rue et accrocher le panneau de bois à la porte qu’il bloqua d’une barre de fer. Le bruit des pieds du banc raclant le sol inégal de la grande salle et le mouvement du père sortit Pierre Garcie de ses pensées. Le père se rassit et lui pressa le bras: «Tu as eu une rude journée aujourd’hui. Tu as barré ferme. Je suis fier de toi.» Pierre sourit en hochant la tête : «J’espère qu’ils poursuivront leur enquête en se passant de nous Pierre Cado et moi». Les deux hommes venaient de témoigner, à Nantes, convoqués par Olivier de Breuil, Procureur Général à la Chancellerie du duc de Bretagne, dans l’affaire des sauf conduits qui faisait grand bruit. Deux mois plus tôt, le 12 mai 1463, embarqués sur la Grande Caravelle de Saint-Gilles sur- Vie, ils naviguaient au large de Guérande, bord à bord avec la Caravelle d’Olonne, armées pour la douane.

Reconstitution hypothétique du navire sous voile, site archéologique «l’Aber Wrac’h 1», XVe siècle © P. Lotodé

Reconstitution hypothétique du navire sous voile, site archéologique «l’Aber Wrac’h 1», XVe siècle © P. Lotodé

Quand les deux caravelles tombèrent sur cinq bateaux anglais, ils arraisonnèrent et fouillèrent comme il était d’usage en ces temps troubles de guerre économique larvée entre l’Angleterre, la France et en particulier la Bretagne. C’est ainsi qu’ils découvrirent à bord de l’un de ces navires, un familier de la cour de Bretagne, Gilles de Créosoles, un secrétaire du duc, porteur de sauf-conduits à fenêtre et de «parchemins en blancs», scellés du sceau d’hermine vermeil du duc de Bretagne. Les caravelles poitevines venaient de mettre à jour un trafi c de sauf-conduits entre la Bretagne et l’Angleterre, au grand embarras du duc de Bretagne. Celui-ci ne put faire moins que de diligenter l’ouverture d’une enquête à charge, à l’encontre de Guillaume Chauvin, son chancelier. A peine le pied posé sur le quai de Saint Gilles sur Vie, Pierre Cado et Pierre Garcie rejoignirent en grande hâte la maison de ce dernier où les attendait un repas de fête organisé en leur honneur auquel avaient été conviés, outre les Cado, les voisins les plus proches. Pierre savait que ces agapes exceptionnelles avaient aussi pour but de calmer les curiosités inquiètes dans la bonne humeur. A cette heure, Il appréciait le silence de la soirée après les bruyantes accolades et les glorieux récits dont les convives, la plupart marins, avaient régalé l’assemblée, histoire de ne pas être en reste de hauts faits. Le père pressa l’épaule de son fils en se rasseyant. Pierre s’en étonna. Les contacts physiques étaient rares entre eux et pourtant ils étaient proches. Ils avaient navigué ensemble dès que Pierre avait été en âge d’être aide-pilote de son père. Il en avait reçu ce qu’il savait pour être à son tour un pilote apprécié. Sans-titre-7Grâce aux enseignements de son père, il savait tracer une route maritime en se dirigeant de nuit grâce aux étoiles. Il ne recourait à ces connaissances que poussé par la nécessité où les fortunes de mer pouvaient acculer les équipages dont il partageait le sort. En cela il suivait les conseils de prudence de son père. Aux yeux de l’église c’était se soustraire aux lois divines. Cette prudence n’avait cependant pas empêché Jean Garcie, d’apprendre à lire, écrire et compter à son fi ls pendant les escales qui pouvaient durer plusieurs jours entre les embarquements : «C’est indispensable si tu veux être maître de bateau et négocier des transports de marchandises» lui avait-il dit. Ces connaissances, rares et dangereuses laissaient deviner à Pierre que les siens avaient dû traverser des épreuves terribles. Il avait interrogé en vain ses parents à propos de leur maigre parentèle quand les galopins de sa rue mélangeaient les prénoms de leurs nombreux frères et soeurs. A La Rochelle il avait entendu son père parler portugais ou espagnol avec l’aisance d’un natif. Celui-ci avait refusé de lui en donner la raison la repoussant sèchement «à plus tard quand il sera temps pour toi et pour moi». La proximité qui s’installait entre eux était- elle le signe que le temps était venu ? Comme pour répondre, Jean Garcie se leva et souleva le couvercle de l’immense coff re qui enfermait les biens les plus précieux de la famille, comme ce coffret en fer finement ciselé que Pierre avait toujours connu et devinait, depuis l’enfance, empli de secrets. Sans un mot, Jean Garcie en sortit des rouleaux qu’il mit à plat en les lissant de la main et les repoussa vers Pierre. Il reconnut une carte des côtes ibériques au tracé hérissé de mentions manuscrites, une rose des vents et un document entièrement couvert de colonnes de chiff res, le tout accompagné de textes rédigés en une langue inconnue. Pierre interrogea son père du regard qui se mit à parler d’une voie sourde : «Ce que tu vois là est l’enjeu de la guerre des cartes que se mènent les rois d’Espagne et du Portugal, sans négliger celui d’Angleterre et les princes italiens, sans oublier notre Très Saint Père. De ces connaissances dépend la maîtrise des mers et des richesses qu’elles permettent d’acquérir par la force ou le commerce. Notre famille a participé à ces découvertes. Elle en a reçu en retour les honneurs et la considération que l’on accordait à Majorque aux savants astrologues. C’est aussi ce qui valut aux nôtres de fuir au Portugal afin d’échapper au bûcher de l’Inquisition espagnole.

Le roi du Portugal savait tout le profit qu’il pouvait tirer en nous accueillant. Nous ne l’avons pas déçu mais l’Inquisition s’est à son tour imposée au Portugal et nous avons encore dû fuir. Nous avons choisi les terres de Normandie car nous savions combien nos connaissances étaient précieuses pour rendre les courses en mer plus sûres et le commerce plus profitable. La guerre que se mènent les rois de France et d’Angleterre, dès 1417, nous en a chassés. Nous avons cherché à nous mettre à l’abri de ces périls en sollicitant la protection du duc de Bretagne qui nous l’a accordée plus par calcul que générosité. Par précaution, ta mère et moi, après nos épousailles, avons opté pour la Marche du Poitou placée sous la protection du roi de France et du duc de Bretagne. C’est ainsi que nous nous sommes installés à Saint Gilles sur Vie et nous y menons depuis une vie discrète de bons chrétiens, durs au travail, et prêts à rendre service, respectueux des lois et de Dieu» ; «Parle moi de ces documents» interrogea Pierre sortant son père du silence où il s’était plongé après le récit le plus long qu’il lui ait entendu prononcer. «Tu as raison, ce soir il me revient de te transmettre les découvertes des savants astrologues.

Atlas nautique de l’océan Atlantique nord-est de la mer Méditerranée et de la mer Noire, 1466, Gracioso Benincasa © BnF, départ. des cartes et plans

Atlas nautique de l’océan Atlantique nord-est de la mer Méditerranée et de la mer Noire, 1466, Gracioso Benincasa © BnF, départ. des cartes et plans

Tu es marin et ces connaissances sont aussi ce qui peut apporter aux marins plus de sécurité et ouvrir des routes maritimes inconnues, car la navigation nocturne, avec les étoiles pour guides, permet de naviguer en droiture, ce que les portugais pratiquent pour aller quérir les épices au Levant. Ce texte qui t’intrigue, je l’ai écrit en portugais à partir d’un règlement arabe qui permet d’utiliser l’étoile polaire qu’ils appellent Kochab et la dernière étoile de la Petite Ourse, qu’on appelle la Polaris comme tu le sais déjà et qui te sert à te repérer de nuit au moyen de la rose des vents. Ce règlement est dit «règlement d’Evora». Il donne les tables de calcul qui permettent d’anticiper les cycles des marées, l’heure en pleine nuit à partir de quoi tu en déduis la durée, ta latitude et le chemin à parcourir. Je t’ai déjà transmis les bases à partir desquelles tu vas pouvoir faire tiennes toutes ces connaissances si rares et si précieuses pour le métier qui est le tien. J’ai deux prières, je souhaite que tu te fasses un devoir de transmettre ces connaissances de manière intelligible afi n qu’elles puissent être partagées par tous ceux qui feront l’eff ort, comme toi, d’en percer les secrets. Ma deuxième prière est que tu te protèges des dangers que courent tous ceux qui savent. Le roi du Portugal comme celui d’Espagne punissent de mort ceux qui révèlent cette science de la navigation, à laquelle nous avons largement contribué et discuté avec les « sarrazins ». Ma recommandation est que tu écrives pour toi et par toimême en secret. Tu prendras, au soir de ta vie, les moyens de transmettre tes connaissances sans que cela ne fasse courir le moindre danger à toi et aux tiens. Mon expérience est que l’espace et le temps peuvent protéger mieux que la plus épaisse des murailles. Tu veux bien prendre le fardeau des savoirs de tes ancêtres ?» – «Oui», répondit Pierre, la voix enrouée d’émotion, les yeux rivés à ceux de son père au regard durci d’intensité. Après un long silence, Pierre montra du doigt la carte des côtes ibériques,

Pilotes côtiers décrits par Pierre Garcie, 1490, 1502, 1520 © CRHIP

Pilotes côtiers décrits par Pierre Garcie, 1490, 1502, 1520 © CRHIP

«Tu les as dessinées de ta main ?». Le père se contenta de hocher la tête en suivant du doigt les contours du pays perdu. Pierre se leva face à son père et parla d’une vosignatureix ferme et martelée de celle qui se fait entendre par gros temps : «Je continuerai ton trait jusqu’au plus haut des côtes atlantiques que le destin me permettra de connaître. J’espère qu’ainsi les marins sauront mieux se préserver des risques de leur métier. Rien de ce qui pourra les guider ne m’échappera et ils sauront tout avec une extrême précision du moindre rocher, des profondeurs, de la nature des fonds et des havres qui pourraient les abriter ainsi que des moyens d’y accéder en sécurité. J’en fais le serment, Père».
Vingt ans plus tard, Pierre Garcie dit Ferrande mettait le point final à son grand oeuvre, «le grant routtier de la mer», premier du genre en France. Son manuscrit de 1483 fut réédité dès 1502, et après sa mort, par les soins de son filleul en 1520. Pendant 150 ans, son pilote côtier accompagnera les maîtres de nef et de caravelle sur cette mer apprivoisée. Son oeuvre, portée à la connaissance de François 1er par Philippe Chabot, seigneur d’Apremont, suzerain de Saint Gilles sur Vie, lui valut d’être reconnu comme «lung des experimentez maistres des navires qui sont iourdhuy et le plus congnoissant en navigaige».

 

Michelle Boulègue bouleguem@gmail.com

Pierre GARCIE dit Ferrande est né en 1441 à
Saint-Gilles-sur- Vie. Maître de cabotage vendéen, lettré et savant, il est considéré comme le premier hydrographe français. Il écrit «Le grant routtier» en 1483, publié en 1502, puis de 1520 jusqu’en 1643. Sous la plume de Pierre GARCIE, les côtes de l’Europe atlantique se révèlent pour « l’honneur des braves marins ». À défaut d’être totalement maîtrisés, les dangers réels qui parsèment les côtes sont identifiés, nommés, voire apprivoisés par le dessin. À l’aube du vaste mouvement maritime des Grandes Découvertes, «Le grant routtier» témoigne d’une passion neuve pour l’hydrographie, léguée par des générations de «compaignons mariniers». Cet ouvrage est le résultat d’un travail collectif de 4 ans, sous la coordination de Bernard de MAISONNEUVE.
L’ouvrage peut être commandé (prix 45 ) à l’adresse mail : garciepierre@gmail.com ou au siège CRHIP (Cercle de Recherche sur l’Histoire et le Patrimoine de la Vendée), 8 rue du Petit Port, 85800 Saint Gilles Croix de Vie – 02 51 55 55 52

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