Bulletin 2019 Connaissez vous vos rues ? Les perspectives

UNE PETITE RUE POUR UNE GRANDE HISTOIRE – LA RUE DES BACHELIERS (DE LA BACHELLERIE)

Une rue du côté de Saint-Gilles, d’à peine trente mètres, qui, de ce fait, n’apparaît jamais sur les registres de recensement, est la rue des Bacheliers. Ce nom peut être mal interprété puisqu’il n’a guère à voir avec les lauréats du diplôme contemporain qui s’y attache mais avec une ancienne fête régionale, la bachelerie, dont les débordements conduisirent à son interdiction à Saint-Gilles à la fin du XVIIIème siècle, unique raison pour laquelle elle apparaît dans l’histoire de notre commune.

Cette rue joint la rue Abel Pipaud (autrefois rue du Cimetière) au quai Garcie-Ferrande. Anonyme jusqu’à récemment, elle n’a été nommée qu’au début des années 2000 par l’ancienne municipalité pour rappeler la célébration, par les Bacheliers, de la Bachelerie, une fête qui, à Saint-Gilles, depuis le haut Moyen-Âge, connaissait son apothéose sur la partie haute de l’actuelle place du Marché aux Herbes toute proche (ancienne place du Barri, distincte de celle du Château).

La définition de bachelerie, fête et institution, a pu varier, notamment selon les régions et les époques, mais pour Saint-Gilles, on retiendra surtout une organisation de jeunes gens, célibataires, appelés Bacheliers et la fête annuelle organisée par ceux-ci : la plantation du Mai.

A l’origine, le « bachelier » (« Baccalarem ») est le jeune héritier d’un domaine rural (Baccalaria ou Bachalaria, ou vasselcria, fief d’un vassal inférieur). Dès le XIIe siècle, la bachelerie désigne un ensemble de jeunes chevaliers.

C’est en moyen français que le sens de bachelier se restreint, soit aux métiers et corporations pour désigner celui qui obtient le premier grade de la maîtrise, soit à l’université pour désigner celui qui obtient le premier grade universitaire. Un procès-verbal du 6 mai 1543 concernant un litige sur l’épave d’un navire sur la côte de Talmont, débute par « …devant nous Jean Charpenteau, bachelier ès lois… ». Le titre de bachelier, donné ainsi à un homme de loi, remonte donc déjà très loin. Pour autant, le terme a longtemps continué à désigner les célibataires, groupés en une Bachelerie. Il peut être rapproché de celui de bachelor des pays anglophones, où il est en usage tant pour désigner le célibataire qu’un grade universitaire (Bachelor of Arts, of Science = licencié ès lettres, ès science), tandis que chez nous ce ne sont plus, depuis Napoléon 1er, que les lauréats du baccalauréat, (substantif composé de Baccalaria et Lauréatus) d’où la fâcheuse confusion à laquelle peut conduire le nom de notre rue.

Le terme bachelerie, ou bachellerie, ou bachèlerie, se retrouve aussi dans le nom d’un village et dans un patronyme. Le village est celui de LA BACHELLERIE depuis 1466, dans le Limousin, autrefois situé à l’intersection de deux voies romaines, l’une reliant Limoges à Cahors et l’autre reliant Clermont-Ferrand à Bordeaux. Le village, détruit pendant la guerre de cent ans, fut reconstruit sur les hauteurs et s’intitula alors « La Bachalaria », nom désignant la propriété d’un bachelier ou « bas chevalier ».


La rue des Bacheliers

S’agissant du patronyme, au Moyen Âge la famille la plus connue était celle des « de la Bachelerie », de la noblesse du Limousin, dont le berceau était la ville d’Eymoutiers dans la région de Limoges. Une autre famille « de la Bachelerie » appartenait à la noblesse de la Corrèze, dans la vicomté de Turenne. Une des célébrités, parmi d’autres, de ces diverses familles, a été le chevalier Hugues de la Bachelerie qui, vers 1215, fut mêlé à une intrigue amoureuse du troubadour Savary de Mauléon (fondateur des Sables-d’Olonne en 1218).

Au Moyen-Âge, la jeunesse des filles est l’espace qui les sépare du mariage, lequel a lieu avant l’âge de vingt ans dans la quasi-totalité des cas, mais la jeunesse des garçons est, elle, d’une durée incertaine. L’étude de deux registres de l’époque de Louis XI, au cours du XVe siècle, indique que « le bachelier » est « jeune homme à marier » ou encore, selon le texte, « jeune enfant » ou « valet à marier ». Jeunesse va de pair désormais avec célibat. Les garçons deviennent bacheliers vers 13 ans, se regroupent en bandes, royaumes, abbayes de jeunesse, bacheleries sous le contrôle des seigneurs, avec leurs codes et leurs rituels. Le « roi » de la bachelerie, désigné suite à diverses épreuves et compétitions, acquiert pour un an l’autorité de gouverner fêtes et charivaris. Les jeunes gens sortent de la bachelerie avec le mariage ou la naissance du premier enfant, qui traduit la rupture décisive avec le groupe de jeunesse.

La fête de la bachelerie s’inscrit dans trois calendriers : celui des fêtes patronales, celui des obligations féodales et celui des cycles saisonniers. L’Eglise tient à distinguer ses propres fêtes des divertissements de la jeunesse, contrairement au seigneur qui a intérêt à rapprocher la fête annuelle et la perception des cens et redevances.

Avant le cycle de Carnaval, qui est le moment de la licence, des excès et celui du renversement du cours habituel des choses, viennent les Douze Jours, de Noël à l’Épiphanie, marqués par la fête des Innocents ou l’Aguilaneuf (A-Gui-l’An-Neuf, 1er janvier). Au-delà, c’est le temps des Rogations, des arbres de Mai qui honorent les filles à marier, plantés par les « Bacheliers », membres de la Bachelerie, et des feux de la Saint-Jean, puis c’est l’Ascension et la Pentecôte, les jeux des moissons proches de l’Assomption ; enfin, la Toussaint et le jour des Morts. Les empreintes païennes renvoient presque toujours à des cultes agraires, telles les Rogations, fête chrétienne qui, par des processions, appelle la bénédiction divine sur les cultures en exhibant des monstres de bois et de tissu pour effrayer les mauvais esprits et qui vise à unir la fertilité des champs à la fécondité des femmes.

Les fêtes et les jeux sont l’occasion pour les participants de troubler l’ordre social et d’affirmer leur existence. Les plaisirs spécifiques de cette jeunesse cités dans les lettres de rémission (jugements de tribunaux) sont la danse, la cour amoureuse, les plaisanteries, le « mai » planté devant la porte des filles à marier… Ces groupes turbulents donnent alors le spectacle de leur force, de leur virilité et des qualités de leur âge pour se démarquer du groupe des hommes mariés. Ils renaissent chaque année entre Avent et Carême, période dans laquelle le calendrier des fêtes, chrétien ou païen, inscrit le début du renouveau. Ces fêtes avaient lieu dans de nombreuses régions puisqu’on en trouve trace jusqu’à Montélimart (Drôme) lorsque, le jour de la Pentecôte, célébrant la fête des laboureurs, ceux-ci « allaient danser sur la place des Bouviers autour du Mai planté le 30 avril précédent ». On peut aussi citer la région d’Angers où était célébré l’A-Gui-l’An-Neuf, qui fut interdit par l’Eglise en 1595, puis en 1628, du fait de comportements jugés dissolus lors des réjouissances, appelées « Bachelettes » en raison du nom donné aux filles qui se joignaient aux garçons.

Dans le Poitou, la fête de la Bachelerie était célébrée par le rite de « la plantation des arbres de mai », ou dite « plantation du mai », qui consistait à planter des arbres ou rameaux coupés par des groupes de jeunes hommes non encore mariés, les bacheliers, devant les demeures des jeunes filles estimées suffisamment mûres et sages pour se marier dans l’année. Les jeunes filles, pour leur part, pouvaient aussi s’organiser en « abbayes de jeunesse », avec à leur tête des « reines » et des « bâtonnières », et participer à l’organisation des festivités de la Sainte Catherine ou du bal de mai. L’influence de l’Eglise y fut de plus en plus faible, jusqu’à disparaître quand ces bacheleries prirent la forme de, ou se confondirent avec, la violence des « charivaris », ce rituel bruyant par lequel, à l’occasion notamment de remariages ou d’unions mal assorties, les jeunes célibataires, déguisés en animaux, faisaient grand tapage avec violences, extorsions, justice expéditive.

En Vendée, la présence de bacheleries est attestée dans diverses paroisses, telles La Bruffière, Les Épesses, Talmont… et Saint-Gilles-sur-Vie. Comme ailleurs, dans leurs multiples déroulements les fêtes de la bachelerie y étaient l’occasion pour les jeunes de se grouper, choisir un roi, se livrer à des jeux, festins, danses, libations, plantations d’un mai, perceptions ponctuelles de redevances autrefois concédées par le seigneur du lieu Elles ont donné lieu à des débordements violents, parfois suivis d’interdictions, dont celle définitive à Saint-Gilles en 1782.

Dans l’ensemble du Poitou, la plus célèbre des fêtes de la bachelerie se produisait à Châtillon-sur-Sèvre. Débutant le dernier vendredi du mois d’avril à midi, elle donnait lieu jusqu’au dimanche à diverses activités et rites entre jeunes des deux genres, avec danses et repas bien arrosés. Le dimanche, la messe était suivie de nouveaux rites, dont celui du cortège à cheval consistant à se rendre dans une prairie voisine et y danser puis, à un signal, repartir vers la ville ou le château et y désigner les deux premiers « rois de la fête » et danser à nouveau. Le dernier jour d’avril, pendant la nuit, les bacheliers plantaient le Mai et ornaient les portes de toutes les maisons de rameaux de verdures et de guirlandes de fleurs. Après une interdiction en 1779, c’est la guerre de Vendée qui mit définitivement fin aux bacheleries de Châtillon, prise, reprise puis enfin brûlée et seulement reconstruite durant la Restauration. Cette description se rapproche de ce qui se passait à Saint-Gilles, d’abord pacifiquement puis avec violences et divers abus, seul aspect dont on en a connaissance pour notre commune.

Ainsi, un arrêt du la Cour du Parlement du 11 décembre 1782 « fait défense aux habitants de Saint-Gilles-sur-Vie de s’assembler et s’attrouper … notamment pour la fête dite de la Bachelerie, à l’occasion de la plantation du Mai, comme aussi de faire des concerts, ni danser la nuit avec les filles, ni de rien exiger de ceux qui apportent les denrées au marché, sous les peines portées par les arrêts de la Cour ».

Cet arrêt fait suite à une plainte, le 2 mai 1781, du procureur fiscal Hilaire Giron au Sénéchal de la Chatellenie de Saint-Gilles, Coujard, auquel il reproche son laxisme et son inefficacité. M. Giron lui rappelle que « les abus sont commis par le rassemblement de jeunes garçons de la classe la plus indigente du peuple et la moins responsable des dommages qu’elle occasionne… quelquefois durant huit jours et huit nuits. Composée de libertins, cette assemblée s’appelle vulgairement Bachelerie ». Suit la description du déroulement de la fête ainsi résumée : « les hommes, un fusil sur l’épaule, se rendent à grand bruit sur la place appelée le Baril près de l’église pour planter un mai composé de plusieurs mâts de navire attachés bout à bout. Ils sont rejoints par les filles de la classe des Bacheliers pour danser et mettre le mai par terre, lequel s’abat quelquefois sur les petites maisons. Ensuite, les participants, invoquant de prétendus droits, se livrent en ville à des extorsions d’argent et pillages sous la menace de leurs fusils. La Bachelerie va ensuite récupérer d’autres mâts pour refixer celui au sol, puis court les rues pour porter des bouquets et demander de l’argent. Dans la nuit du passage d’avril à mai, les Bacheliers vont à la métairie de la Revraie où ils coupent bois et rameaux, la laissant à demi ravagée, et reviennent sur la place du Baril pour replanter le mai et planter les rameaux devant les maisons. Ils s’installent dans les halles, y dansent et tirent des coups de fusil, selon les années pendant huit jours ».

Le procureur rappelle que, devant de tels désordres qui duraient depuis des années, la cour du Parlement avait enfin réagi par arrêt du 1er juin 1779, proscrivant spécifiquement pour la ville de Châtillon-sur-Sèvre, mais aussi « pour toutes les paroisses de la sénéchaussée de Poitiers » (dont fait partie la Vendée), les assemblées du genre de celle de la Bachelerie de Saint-Gilles. M. Giron dit aussi sa propre impuissance à avoir pu faire respecter pendant les jours précédents, faute de moyens (dont seul le Sénéchal disposait), cet arrêt face à la résistance de la Bachelerie, qualifiée de sédition. Le Sénéchal prit acte de cette plainte qui conduisit à l’interdiction formelle rendue par la Cour en 1782.

À la fin du XVIIIe siècle, encore reconnue au niveau local, la bachelerie perdit partout sa reconnaissance de groupe possédant une identité juridique et civile. Après la Révolution, ces bacheleries, abbayes de jeunesse et autres « jovents » disparurent peu à peu, n’élisant plus qu’un « roi d’amour, couronné le jour du carnaval ou du banquet annuel des conscrits ».

A Saint-Gilles-sur-Vie, un arbre de la liberté remplaça en 1793 le mât fleuri sur la place du Baril, actuelle place du Marché aux Herbes où l’arbre a disparu depuis longtemps (celui de Croix-de-Vie a été planté en 1848). N’en subsiste, grâce à une initiative louable, que l’intitulé « rue des Bacheliers », laquelle pourrait être rebaptisée « rue de la Fête de la Bachelerie ».

Michel PENAUD
28 novembre 2018

Principales références :

  • – Nicole Pellegrin « Une fête de classe d’âge dans la France d’Ancien Régime : la Bachellerie de Châtillon-sur-Sèvre, Ethnologie Française » (1981), p. 121-144.
  • – Nicole Pellegrin « Les Bachelleries. Organisations et fêtes de la jeunesse dans le Centre-Ouest, XVe- XVIIIe siècles ».
  • – Mme Claude Gauvard « Les jeunes à la fin du Moyen Âge : une classe d’âge ?» 1982.
  • – J. Le GOFF et J.C. SCHMITT « Le Charivari », éd., Paris, La Haye, New-York 1981.
  • – E. Shorter « Naissance de la famille moderne », Paris 1977, passages cités dans « L’adolescence n’existe pas » de trois co-auteurs, aux éditions Odile Jacob).
  • – La Bachelerie de Saint-Gilles et la plantation du mai en 1781. In : Annuaire départemental de la Société d’émulation de la Vendée, (1861-1862), [1e série, vol. 8], p. 198-204. [Arch. dép. Vendée]
  • – Larousse encyclopédique.
  • – Christine Bénévent « Folie et société(s) au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance ».
  • – Albertine Clement-Hemery « Histoire des fêtes civiles et religieuses » 1846.
  • – Travaux de l’Ecole Nationale Supérieure de Bibliothécaires (Lyon 1990).

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