LE « GRAND AMIRAL » DU BASSIN DU Luxembourg
Nous sommes en octobre 1884, une bise aigre s’engouffre dans la rue Raimondeau. Delphine Peaudeau tient fermement le poignet de Clément. Il freine de toutes ses forces, quasi assis sur ses sabots. La lutte est acharnée et se répète chaque matin depuis la rentrée scolaire. Enfin, les voilà devant le portail de l’école des garçons de Croix-de-Vie. Delphine manœuvre le loquet. Il a suffi qu’elle relâche la pression pour que Clément lui glisse des doigts et file comme une hirondelle jusqu’au port. Delphine, à bout de souffle, s’appuie, désespérée, contre le mur de l’école. Encore une journée d’école perdue et une volée de coups pour Clément, ce soir, quand son père l’apprendra.
Clément a huit ans. Il n’aime pas l’école. Il sait ce qu’il veut : devenir marin. A neuf ans, il s’embarque comme mousse sur un sardinier. A douze ans, il entre en apprentissage à la forge de Notre-Dame-de-Riez. Son CAP en poche, il fait son service militaire dans la «Marine» comme mécanicien.
On le retrouve, 7 ans plus tard, chef d’atelier dans une usine d’outillage à Corbeil en région parisienne. Le dimanche, il déambule le long des boulevards parisiens et dans les parcs, la tête bourdonnante de projets. Les automates occupent ses pensées. Un après-midi, devant le bassin des Tuileries, il teste un petit sous- marin capable de s’enfoncer dans l’eau et de revenir à la surface. Clément jubile, ça marche! Un attroupement se forme autour de lui que la police municipale ne tarde pas à disperser rudement. Alors que la maréchaussée s’apprête à verbaliser le fauteur de trouble, Clément, froidement, casse en deux sur son genoux le petit sous-marin et en jette les débris aux pieds des gardiens de la paix médusés.
Clément ne fabriquera plus jamais d’automate mais de ses promenades dans les parcs, l’idée de devenir son propre patron avait germé.
En 1921, au jardin du Luxembourg, il bavardait souvent avec une veuve qui subsistait en louant des maquettes de bateau à faire voguer sur le bassin. Elle lui apprit les démarches à effectuer auprès du Sénat pour obtenir la concession qu’elle envisageait de céder. En 1922, Clément Peaudeau devient le quatrième concessionnaire autorisé à faire naviguer « les Petits Bateaux du Luxembourg » pour la modique somme de 2 francs 50 la demi- heure. Un mois seulement s’est écoulé entre l’envoi de sa requête et la réception de l’autorisation.
Clément Paudeau et son fils Pierre.
Entre temps, il a découvert, au 4 de la rue Visconti, l’atelier où il construira et entretiendra, 20 ans durant, une flottille de 30 unités. Il met au point une charrette très astucieuse lui permet- tant de transporter ses navires sans les abîmer. Son fils, Pierre, lui succède durant les 30 années suivantes avec autant de talent. Tout deux mettent au point de nombreux modèles, certains gigantesques. Tous sont étonnamment stables et remontent bien au vent. Ils gagnent de nombreuses régates organisées sur les bassins du Luxembourg et des Tuileries et sur le lac d’Enghien. Leur réputation est bientôt internationale. Certains collectionneurs n’hésitent pas à commander une maquette chaque année, dont un marchand de primeurs de Californie ! La restauration est également assurée. Plus de 100 bateaux sont expédiés dans le monde entier.
Portrait de Pierre Paudeau dans son atelier par Jean Rémy Couradette(extrait de l’ouvrage « Les Petits Bateaux du Luxembourg ».
Edition Ouest-France.
Clément et son fils Pierre ne manquent aucune exposition ou salon nautique.
Au fil du temps, les Paudeau suppriment le premier « e » de leur nom et deviennent une véritable institution. Casquette de marin enfoncée sur le front, Clément s’amuse de son titre d’ « Amiral du bassin du Luxembourg » que Pierre pousse au rang de « Grand Amiral », une non moins immuable casquette de marin sur la tête.
Quand Clément passe la main à son fils Pierre, il revient sur ses terres natales mais préfère mettre sac à terre à Saint- Gilles dont son épouse, Louise Pouclet, est native.
Clément s’investit passionnément dans le débat qui agite les quais de Saint-Gilles et de Croix-de-Vie dans les années 30, à savoir la motorisation des bateaux de pêche. Augmenter la vitesse, c’était se donner plus de chance d’arriver les premiers sur les lieux de pêche et donc de rentrer les premiers et de mieux vendre les prises. Mais le bruit des moteurs pouvait-il faire fuir les poissons? Comment gérer le carburant ? Quel surcoût faudrait-il supporter ?
A force de discussions, de dessins et de maquettes, en échangeant les uns avec les autres, dont Clément Paudeau, le chantier Bénéteau est le premier à trouver le moyen d’encastrer le moteur dans la coque d’un sardinier sans entraver la circulation des marins sur le navire en pêche. Des capitaines audacieux font confiance au chantier et lui commandent leur premier sardinier à moteur.
La pêche à la sardine à Saint-Gilles-Croix-de-Vie allait connaître un formidable développement et à sa suite le chantier Bénéteau en tant qu’acteur éminent de la filière.
On doit à Jean Rémy Couradette, petit neveu de Clément, et à Daniel Gilles, écrivain, le récit de l’étonnante carrière au cœur de Paris, de l’ « Amiral du Bas- sin du Luxembourg ». L’ouvrage édité par Ouest-France en 2012 a été acquis en plusieurs exemplaires par V.I.E. qui les a remis à la bibliothèque municipale et à la
« Maison des Ecrivains de la Mer » afin que soit mieux connue et partagée l’histoire de ce gars du pays. Les amateurs de maquettes auront la bonne surprise de découvrir dans l’ouvrage les plans leur permettant de réaliser « leur bateau du Luxembourg ».
Michelle Boulègue
Sources : « Les Petits Bateaux du Luxembourg au cœur de Paris » par Jean Rémy Couradette et Daniel Gilles – Editions Ouest-France.